Novlangue

mardi 24 février 2015
par  Sud éducation 66

Patrice Bégnana

Dans son roman d’anticipation, 1984, Georges Orwell use d’une expression, celle de novlangue, pour désigner le langage perverti des institutions totalitaires qu’il décrit. Or, force est de constater que la communication politique dont l’importance est proportionnelle à l’impuissance politique de nos gouvernants – impuissance peut-être volontaire – s’apparente à la novlangue du romancier et combattant pour l’émancipation humaine que fut Orwell.
C’est ainsi que le gouvernement répète inlassablement qu’il crée de nouveaux postes. Sans cesse, il prétend ainsi se conformer à la promesse de créer 60 000 postes dans l’éducation du candidat à l’élection présidentielle depuis devenu président de la république. Or, même le journal néolibéral Le Monde chiffre les créations réelles de poste en trois ans à moins de quatre mille, soit 3 856 (2 906 dans le primaire et 950 en collèges et lycées) [1]. Il va sans dire que ces pseudo-créations sont insuffisantes. Elles ne compensent pas la hausse du nombre d’élèves. À ce rythme, il faudra quelques 45 ans pour que les fameux 60 000 postes soient créés. En d’autres mots, il n’y a pas de créations de postes. Il n’y a donc pas de priorité à l’éducation, ni de sanctuarisation du budget de l’éducation nationale, etc. Le gouvernement communique. Il donne des mots qu’il vide par ses actes de leur sens.
Ce n’est pas pour rien que les DHG qui tombent dans les différents établissements, qu’ils soient classés REP+, REP ou non classés, présentent des baisses d’horaires, des stagnations, ou des hausses ridicules comparées à celles des effectifs pour ne rien dire des besoins. Ce sont d’abord les enseignements jugés fondamentaux (français, mathématiques, etc.) qui pâtissent. Ce sont tous les dispositifs d’aide aux élèves en difficultés qui se voient diminués ou supprimés, ce sont des langues sacrifiées, …
D’un côté, le gouvernement communique sur la priorité donnée à l’éducation. C’est ainsi que le terrain est occupé par de pseudo-débats comme celui qui agite les prétendus spécialistes de l’éducation : faut-il ou non noter les élèves ? Comment inscrire dans les faits le principe inscrit dans la loi Peillon de la « notation bienveillante » ? Ce principe est en lui-même insultant puisqu’il revient à prétendre que jusque-là, les centaines de milliers de professeurs avaient une notation malveillante. Or, dans un département comme la Seine-Saint-Denis, les absences non remplacées d’enseignants à l’école primaire font manquer en moyenne une année scolaire aux élèves. À Bondy il y a quelques temps, dans une école maternelle qui compte quelques 170 élèves pour six classes, trois enseignants étaient absents et n’ont pu être remplacés. Dans de telles conditions, la question de l’évaluation – qui a un sens en elle-même – est-elle vraiment fondamentale ou bien sert-elle seulement de cache-misère ?
D’un autre côté, les recteurs ont vu leurs primes revalorisées. En décembre 2014, un décret mettait fin à une “injustice” criante. La part fixe de la prime des recteurs qui n’était que d’un peu plus de 15 000 euros passait à un peu plus de 25 000 euros (soit la possibilité d’avoir quelques 37 000 euros avec la part variable). La ministre justifiait cette action prioritaire par la faiblesse de la rémunération de ces pauvres recteurs. Il faut dire qu’avec 7 500 euros de rémunération mensuelle moyenne et des avantages en nature très modestes (logement, voiture, chauffeur, etc.), pour nos gouvernants, toute personne raisonnable ne peut que souscrire à un tel engagement. Et surtout, comble d’injustice selon le gouvernement, il fallait cette revalorisation après celle des dasen, des dasen adjoints, des secrétaires généraux d’académie, aux directeurs de l’académie de Paris et au directeur du service interacadémique des examens et concours qui, depuis un arrêté publié au Journal officiel le 21 septembre 2013, bénéficient de la prime de fonctions et de résultats, création en 2008 du précédent gouvernement (cf. le tableau édifiant des rémunérations et des primes des dasen et dasen adjoints
 [2]). On revalorise les caporaux, puis on insiste sur la nécessité de revaloriser les adjudants.
Et l’argument par excellence du gouvernement est que les recteurs et leurs subordonnés, les dasen, ont une lourde responsabilité. Laquelle ?
Du temps de l’ancien gouvernement, leur tâche était claire : supprimer des postes. Dorénavant, leur tâche est tout aussi claire : supprimer des postes. La différence est simple : le mot « supprimer » est remplacé par le mot « créer ». Votre DHG baisse, c’est qu’elle augmente. Votre salaire baisse – et nos salaires réels baissent à cause de l’augmentation des cotisations retraites décidée par le précédent gouvernement, sans compter la baisse due à leur gel depuis cinq ans – c’est qu’il augmente. Autrement dit, l’élément de langage « priorité à l’éducation » signifie : « mort lente de l’Éducation nationale ».
Last but not least : la liberté d’expression. Après les assassinats de journalistes, de policiers, de juifs, de simples travailleurs, le ministère de l’éducation s’est donné une nouvelle mission : défendre la liberté d’expression. Une lettre de la ministre a invité expressément les professeurs à dialoguer avec les élèves pour leur expliquer la liberté d’expression. Une minute de silence a été décrétée. Mais très vite, les personnels ont été invités à dénoncer les manquements aux ordres reçus. Il fallait dénoncer les incidents relatifs à la minute de silence, notamment les refus. Or, rendre contraignante une minute de silence de commémoration, c’est encourager l’hypocrisie, le conformisme et non la réflexion, encore moins le recueillement qui est incompatible avec la surveillance tatillonne de ce que font les autres. Quant à la liberté d’expression, elle est incompatible avec la dénonciation à la police, qu’il s’agisse d’élèves ou de professeurs. C’est ainsi qu’un professeur de philosophie a été suspendu à Poitiers pour des propos d’apologie du terrorisme qu’il aurait tenu lors des débats que les élèves lui ont demandé d’animer dans ses six classes. Quels propos ? Qui ? Au moment où j’écris ces lignes, je suis tout autant ignorant qu’il ne l’était. La défense de la liberté d’expression est finalement la défense de la délation la plus lâche. Or, pour que la liberté d’expression soit possible, encore faut-il que tous les propos – y compris ceux avec lesquels on n’est pas d’accord – puissent être entendus. Il n’est pas possible par exemple de mener un débat sur le racisme sans accepter que les « opinions racistes » s’expriment le temps du débat, sans quoi, il n’y a rien à discuter, à critiquer, voire à transformer.
À l’école, les mots ont un sens. Il n’y a pas d’éducation et donc d’émancipation possible sans rappeler cette vérité. Aussi nous faut-il non seulement lutter pour obtenir les moyens promis, mais il nous faut aussi lutter contre cette novlangue qui nous envahit.


[1Lire l’article "60 000 postes dans l’éducation, vraiment ?" sur :
http://www.lemonde.fr/education/article/2014/11/05/60-000-postes-dans-l-education-vraiment_4518526_1473685.html

[2Consulter ce tableau sur le site du Ministère de l’Éducation nationale :
http://www.education.gouv.fr/cid1149/inspecteur-d-academie-directeur-des-services-departementaux-i.a.-d.s.d.e.n..html