MIEUX COMPRENDRE L’EUROPE ET LES ENJEUX DU TRAITÉ CONSTITUTIONNEL
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La partie II de la Constitution Européenne intègre la Charte des Droits Fondamentaux adoptée au sommet européen de Nice, en décembre 2000.
Déjà, beaucoup d’associations, de syndicats et de mouvements de femmes en soulignaient les insuffisances (notamment le recul criant entre ce texte et la plupart des grands textes adoptés, comme la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948), mais aussi le recul par rapport à la plupart des législations nationales des Etats membres et des conventions de l’Organisation Internationale du Travail.
Ce recul s’est amplifié dans le texte de la Constitution Européenne, surtout dans les annexes, notamment la très longue déclaration n°12 donnant les "explications relatives à la charte des droits fondamentaux" interprétant la mise en oeuvre de l’ensemble de ces droits. Rappelons que ces annexes sont parties intégrantes de la Constitution et ne sauraient être ni modifiées, ni adaptées. En ce qui concerne la France, ces droits fondamentaux sont largement inférieurs aux textes de référence, notamment le préambule de la Constitution de 1946 qui fixe les bases fondatrices de la protection sociale.
1) les dispositions inscrites dans la Constitution Européenne :
a) Protection sociale : si la déclaration universelle des droits de l’homme inscrit le droit à la sécurité en cas de chômage, maladie, invalidité, veuvage ou vieillesse, la Constitution ne reconnaît qu’un « droit d’accès aux prestations » (article II-94). Et comme le rajoute le texte d’explication des annexes, cela « n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe pas ». Le règne de la solidarité entre les citoyens est aboli au profit de celui du chacun pour soi, en fonction de ses moyens.
b) Droit au travail : il est remplacé par le "droit de travailler" et la « liberté de chercher un emploi » (article II-75). La protection contre le chômage, notamment les indemnités qui y sont liées, n’a plus de caractère obligatoire dans une société où le seul droit est celui de chercher un emploi, pas de le trouver, et encore moins d’en avoir. Le terme même de chômage n’est pas mentionné une seule fois.
c) Droit de grève : il a fallu des mois de discussions pour que ce droit soit reconnu. Mais ce droit a été élargi au patronat. En langage clair, le look-out devient légal. A titre d’exemple, cela signifie qu’une entreprise n’aura pas à justifier le licenciement de son personnel, à la différence de ce qui existe encore maintenant dans le droit français.
d) Droit de réunion et d’association : l’article II-72 reconnaît ce droit mais les explications de l’annexe en limitent l’étendue puisque des restrictions peuvent y être apportées en cas d’atteinte « à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui », restrictions pouvant être imposées par « les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat ». C’est le règne de l’arbitraire sécuritaire.
e) Droits des femmes : l’article II-62-1 reconnaît le « droit à la vie ». On notera l’absence de droit à l’avortement et à la contraception, non reconnus par le texte de la Constitution. Cet article est donc la porte ouverte à une interprétation dans le sens préconisé par les lobbies anti-avortement dans la mesure où l’article I-52 reconnaît non seulement les institutions religieuses mais la nécessité de les consulter pour tout acte ou décision.
f) Discrimination : toute discrimination est interdite (article II-81) sauf que les explications de l’annexe vident cet article de toute portée en indiquant que cela « ne confère aucune compétence pour adopter des lois antidiscrimination dans ces domaines de l’action des Etats membres ou des particuliers, pas plus qu’il n’énonce une large interdiction de la discrimination dans lesdits domaines ».
g) Temps de travail : la durée légale du travail avec ses limites quotidienne et hebdomadaire est remplacée par la notion de « durée maximum du travail », pouvant être annualisée et sans aucun taquet (article II-91). Le projet de directive européenne sur le temps de travail va dans ce sens puisque il y est préconisé une limite du temps de travail à 65 heures hebdomadaires mais en moyenne annuelle.
h) Education : il n’y a d’enseignement gratuit qu’en ce qui concerne l’enseignement obligatoire (article II-74). Mais l’explication en annexe est beaucoup plus limitative : « le principe de gratuité de l’enseignement obligatoire [...] implique seulement que pour l’enseignement obligatoire, chaque enfant ait la possibilité d’accéder à un enseignement qui pratique la gratuité. Il n’interdit pas non plus que certaines formes spécifiques d’enseignement puissent être payantes dès lors que l’Etat prend des mesures destinées à octroyer une compensation financière ».
i) Les grands absents : le droit au logement, le salaire minimum, la retraite, le droit au divorce, la laïcité, ...
j) La possible restriction de ces droits : les rédacteurs de la Constitution ont du penser que ces droits étaient trop importants. Aussi ont-ils intégré un article (II-121-1) autorisant « la limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente charte », « si elles sont nécessaires et répondent efectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ». Rappelons qu’a contrario, même en cas de guerre, « le fonctionnement du marché intérieur ne doit pas être afecté » (article III-131) ! Nous voyons par comparaison quelles sont les vraies valeurs de l’Union…
Malgré le fait que ces droits soient très limités, notamment en regard du droit français, ce texte n’est aucunement contraignant. En effet, dans son article II-112 l’application des droits inscrits dans cette Constitution est renvoyée aux « pratiques et législations nationales » et ne crée donc aucune obligation pour les Etats de mettre en œuvre ces droits là où ils n’existent pas. Par contre, plusieurs articles réduisent les possibilités de les améliorer.
Par exemple dans son article II-111, il est clairement expliqué que « la Constitution ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution ». Pour que cela soit bien clair, les explications reprises dans la déclaration annexée insistent sur le fait que « les droits fondamentaux tels qu’ils sont garantis dans l’Union ne produisent d’efet que dans le cadre de ces compétences déterminées par les parties I etI de la Constitution ». Or, ces parties I et III sont fondées sur la primauté du marché libre et sans entrave. De fait, si ces droits entrent en conflit avec le marché, ils ne sont plus garantis.
En résumé : pas d’obligation de mettre en œuvre ces droits là où ils sont absents (supériorité de la législation nationale) mais possibilité constitutionnelle de les réduire au nom du marché !
2) Droits individuels contre droits universels
a) Cette partie II de la Constitution Européenne constitue un socle a minima de droits, extrêmement limités. Le prétexte exposé, lors du débat sur la Charte, reposait sur le principe de subsidiarité, c’est-à-dire renvoyait aux législations nationales la gestion des droits fondamentaux. Ainsi les rédacteurs de la Charte justifiaient le recul vis-à-vis de certains textes internationaux par le fait que les législations nationales plus favorables resteraient applicables.
C’était reconnaître qu’il était hors de question de créer des droits nouveaux ou d’aligner par le haut les droits existants. Ces dispositions ont été reprises dans la partie II de la Constitution avec des modifications substantielles. Ces modifications autorisent une révision à la baisse des droits existants en les subordonnant à des « objectifs d’intérêt général ».
b) Au-delà, la conception inscrite dans le projet de Constitution repose sur l’individualisation de chaque citoyen face à l’obtention possible de chaque droit. Il n’est plus question de droits à la santé, au logement, au travail, à la protection sociale, droits fondés sur un principe d’universalité, mais de possibilité individuelle d’accéder à ce qui existe.
Quand la Constitution remplace le droit à la protection sociale par la possibilité d’accéder à des prestations sociales, elle individualise ce droit en laissant ouverte l’option sur la possibilité et la volonté individuelles. Qui peut y accéder, à quel prix, à quelles conditions ? Entre en jeu la sélection par l’argent ou l’état de santé. Elle renvoie le citoyen au rôle de consommateur individuel de prestations sur un marché des droits sociaux. C’est une conception radicalement différente de celle qui a été mise en œuvre dans la Déclaration Universelle des droits de l’homme ou dans les principes fondateurs de la protection sociale en France.
C’est une régression sans précédent où le règne de la charité se substitue à celui de la solidarité.
c) Cette conception inaugure une vision nouvelle des droits. Ils expriment l’état du rapport de force social et politique entre les classes au moment de leur écriture. Désormais, par le jeu des articles II-111 et II-121, outre cette dimension toujours valable, ils deviennent explicitement une variable soumise aux enjeux de la construction d’un « marché libre et sans contrainte ».
La restriction des droits est clairement envisagée dans les explications annexées à la Constitution « notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché, à condition que ces restrictions répondent efectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté ».
Par exemple, dans le cadre du débat sur le service minimum, le droit de grève pourra être très facilement limité grâce à ce principe.
Les droits fondamentaux ne sont pas si fondamentaux que cela !
SUD-Education 66