A qui profite le télé-enseignement

lundi 15 juin 2020
par  Sud éducation 66

Marc Anglaret

Le système capitaliste se caractérise notamment par sa tendance à envisager tout ce qui existe comme une source potentielle de profit. L’idéologie libérale considère quant à elle que les entreprises privées doivent toujours pouvoir répondre à une « demande » de biens ou de services, quelle qu’elle soit, y compris dans les services publics (mais c’est évidemment encore plus simple si ces services sont entièrement privatisés). Le libéralisme tend donc logiquement à privatiser tout ce qui peut l’être et ainsi à réduire l’intervention de l’État dans l’économie. Il se développe particulièrement dans une société capitaliste comme la nôtre, où les libéraux sont au pouvoir.
Nous devons avoir ces concepts en tête si nous voulons essayer d’anticiper les conséquences à long terme de la crise de la Covid-19 sur l’éducation. Et il faudrait être fort naïf pour penser que nos dirigeants politiques, idéologiquement libéraux et sociologiquement capitalistes, vont laisser passer une occasion aussi inespérée de mettre en place, de manière très difficilement réversible, l’ouverture massive du marché de l’éducation au secteur privé grâce au télé-enseignement. Si l’on ajoute que, selon toute vraisemblance, ce dernier accroît le tri social pourtant déjà à l’œuvre dans l’enseignement en présentiel, on comprend l’enjeu à la fois économique et politique qu’il représente.
Le confinement a fait éclater au grand jour ce que tout le monde savait, mais que peu dénonçaient : le taux d’équipement en informatique des élèves est extrêmement variable. Entre une petite famille bourgeoise ultra-connectée (avec plus d’un ordinateur ou tablette par personne) et une famille nombreuse des classes populaires sans ordinateur et sans connexion, ou avec un ordinateur maximum, il y a un monde ! Mais quand bien même tou·te·s les élèves disposeraient du matériel suffisant, il est évident que ceux d’entre eux qui sont les plus en difficulté le sont encore plus avec le télé-enseignement, compte tenu de l’attention moindre que leurs profs peuvent leur porter.
Prétendant s’appuyer sur une moyenne réalisée à partir des remontées des académies, Jean-Michel Blanquer a avoué le 31 mars que « 5 à 8 % » des élèves ont été « perdus ». Ces pourcentages reposent sur les déclarations des enseignant·e·s et des CPE à propos des élèves qui ne répondent pas à leurs sollicitations. On n’en saura pas plus sur ces moyennes (on peut juste être sûr qu’elles ne sont pas surestimées !), et surtout pas sur les écarts qu’elles masquent si l’on prend en compte les classes sociales des familles ou leurs quartiers de résidence…

À qui profite le télé-enseignement ? Sûrement pas aux élèves des classes populaires !

À l’autre bout de la chaîne, on trouve les entreprises de l’EdTech, le secteur des technologies de l’éducation, qui pèse plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en France. On n’a aucun mal à imaginer le miracle qu’a constitué la crise du Covid-19 pour ces petites entreprises privées, déjà bien implantées dans le marché de l’éducation. La plus emblématique d’entre elles est sans doute Index éducation, entreprise lyonnaise qui édite le logiciel Pronote. Mais ce sont des centaines d’entreprises qui, rien qu’en France, se partagent le gâteau. Même les services produits par l’Éducation nationale reposent presque toujours sur des entreprises privées. L’outil « Ma classe à la maison » du CNED par exemple, présenté par Jean-Michel Blanquer comme l’un des principaux piliers de la « continuité pédagogique », utilise un logiciel on ne peut plus privé (Blackboard Collaborate) et utilise les serveurs… d’Amazon !
Dans le premier degré, l’exemple de « Klassroom » est révélateur. Cette application a principalement pour fonction la communication entre l’enseignant·e et les parents. Un coup d’œil sur les tarifs nous en dira beaucoup : de la version gratuite, très limitée, à la version de luxe à 99 € par classe et par an, il y en a pour tous les budgets municipaux ! Bien sûr, le confinement a été une magnifique opportunité de développement, et l’application a été mise à disposition gratuitement jusqu’à la fin de l’année scolaire (la première dose est gratuite, d’autres connaissent cette pratique). Mais le plus intéressant est un passage de la lettre ouverte1que le PDG de Klassroom a écrite en septembre dernier à Jean-Michel Blanquer pour se plaindre de l’interdiction faite aux écoles de certains rectorats d’utiliser son produit : « […] j’ai rencontré le Délégué à la Protection des Données […]. Nous avons procédé, à sa demande et à celle de son cabinet, à de nombreux ajustements au sein notre application, mais aussi dans nos conditions générales d’utilisation, afin de mettre Klassroom en conformité avec toutes les exigences du Ministère de l’Éducation nationale et du RGPD. » Il a donc fallu « de nombreux ajustements » pour que Klassroom respecte les exigences du Règlement général sur la protection des données (ayant directement force de loi dans tous les pays de l’UE), ce dont de nombreuses académies ne se souciaient manifestement pas auparavant ! L’aveu est clair : pour ceux qui en doutaient, ce n’est pas seulement grâce à la vente de leurs applications que ces entreprises s’enrichissent sur le marché de l’éducation ; c’est aussi indirectement, quand les profs et l’administration ne s’en soucient pas, par la gestion et la revente des données qu’elles collectent, comme le font Google ou Amazon par exemple, à ceci près que ces données concernent ici des élèves, mineurs par définition.
On connaît aussi le discours sur « l’efficacité du privé ». Les ENT en constituent un très beau contre-exemple, particulièrement dans notre académie. Mis en place au cours des années 2010 en recourant entre autres à Microsoft, l’ENT académique a mis des années à être vraiment utilisable, après une gabegie d’argent public dont il est impossible de connaître précisément le montant. Les tout premiers jours du confinement ont révélé ses limites : les ENT d’établissement étaient inutilisables, car ils n’avaient pas été conçus pour une utilisation massive. Résultat, de nombreux·ses profs se sont tourné·e·s vers des outils… encore plus privés, de type Google. Et ce n’est que le début, puisque Jean-Michel Blanquer prévoit un « scénario mixte » (en présentiel et en distanciel) pour la rentrée de septembre. La situation ne va certainement pas s’améliorer dans l’été…
Pourquoi l’Éducation nationale (et au-delà toute l’administration) n’embauche-t-elle pas des ingénieur·e·s en informatique chargé·e·s de développer les logiciels dont l’école a besoin, seule solution qui garantirait l’absence d’utilisation illégitime des données, l’égalité sur tout le territoire et l’indépendance de l’éducation à l’égard des entreprises privées ? De toute évidence, la réponse n’est pas technique, mais politique et idéologique.

À qui profite le télé-enseignement ? Aux entreprises privées du marché de l’éducation !

C’est l’occasion de rappeler toute l’actualité de notre mot d’ordre : l’école n’est pas une entreprise, l’éducation n’est pas une marchandise !


1. https://medium.com/@klassroom/lettre-ouverte-%C3 %A0-jean-michel-blanquer-ministre-de-leducation-nationale-6a3ec45f63b2