La destruction silencieuse du lycée professionnel

lundi 30 mars 2020
par  Sud éducation 66

Karine Abauzit

Le 5 septembre 2019 le CHSCT Ministériel vote pour l’abandon de la réforme de la voie professionnelle à cause des risques psycho-sociaux qu’elle fait courir à l’ensemble des personnels. Pourtant, elle nous a été présentée comme une réforme qui valorise la voie professionnelle en visant « l’excellence et la réussite. » Alors pourquoi s’inquiéter ?

L’ARNAQUE D’UNE SOI-DISANT VALORISATION DE LA VOIE PROFESSIONNELLE

Blanquer introduit un « chef-d’œuvre » dans la validation du bac pro pour montrer qu’il agit pour l’excellence. C’est une vaste fumisterie. En effet, si le chef-d’œuvre peut avoir un sens dans les métiers proches de l’artistique comme ceux de luthier ou de pâtissier, quel chef-d’œuvre est-il prévu pour les métiers des services à la personne ou de la maintenance automobile ?
Remarquons ici que les bacheliers de la voie pro, s’ils sont issus en général à 80 % des catégories sociales paupérisées, se répartissent différemment dans les filières. Les filières plutôt artistiques vont plus attirer les catégories supérieures, qui d’ailleurs les choisiront librement, tandis que les filières que nous appelons « filières indus » sont composées quasi exclusivement des plus pauvres d’entre nous et qu’en majorité ces orientations sont plus subies que choisies. Pour eux, le chef-d’œuvre est une mauvaise blague de plus.

L’arnaque se poursuit avec une baisse des heures d’enseignement masquée en partie par l’introduction de la « co-intervention » qui, selon le ministère, sont des moyens « redéployés au service d’une amélioration des conditions d’apprentissage et d’enseignement. »
De quoi s’agit-il ? Dans les faits l’enseignant de la matière professionnelle fera cours en même temps, dans la même salle, avec le prof de français et à un autre moment avec le prof de maths, à raison d’une heure pour chaque matière par semaine. L’idée est de donner du sens à l’apprentissage du français et des mathématiques en liant ces matières avec le métier. S’il est vrai que nos élèves résistent aux apprentissages en disant ne pas voir l’utilité des matières générales1, il est aussi vrai que dans la pratique les cours de français et d’éducation civique sont également des moments où ils peuvent s’exprimer, rêver, bref respirer comme ils disent. Désormais ces heures d’expression ou d’apprentissage théorique seront largement enlevées aux élèves au service en partie de la « co-intervention. »

EN FAIT, UNE DEGRADATION DES ENSEIGNEMENTS

Dans les faits, c’est une baisse drastique des heures d’enseignements. Par exemple, la perte est d’environ un tiers de l’enseignement des lettres-histoire, plus d’un quart en maths-sciences et un quart en enseignement professionnel disciplinaire pur.
Par ailleurs si les élèves commençaient à apprendre un métier dès la seconde, la réforme prévoit de leur faire toucher à plusieurs métiers de la même famille la même année.

Aussi les élèves passent de 32h à 28h de cours par semaine. Avec de l’optimisme, on pourrait penser que cela les rendra plus enclins à réclamer la réduction du temps de travail une fois sur le marché du travail. Sauf que quand on regarde en détail la refonte des programmes, on s’aperçoit par exemple qu’en français, c’est la littérature, la construction de l’esprit critique, l’argumentation qui disparaissent ; en géographie les inégalités ; en histoire, en première ce sont les luttes pour les droits telles que celles des ouvriers, des femmes.

De toute façon, quel que soit le nouveau programme, comment désormais faire cours dans le sens d’un apprentissage long, progressif, pensé sur l’apprentissage en séquence et en années avec des élèves qui seront différents de la seconde à la première – si vous avez suivi, ils ne se spécialisent qu’en 1ère – et séparés en Terminale entre ceux qui désirent poursuivre après le bac et ceux qui veulent s’insérer dans le monde du travail ?

De plus, la loi Pénicaud2 de septembre 2018 prévoit que désormais les classes du lycée pro pourront accueillir des apprentis qui avant allaient en CFA. C’est la « mixité des publics ». Parmi nos élèves nous aurons donc des apprentis qui ne viendront que de temps en temps. Cette loi a aussi modifié le fait que les contrats d’apprentissage qui étaient calés avec l’année scolaire pourront désormais démarrer et s’interrompre n’importe quand dans l’année. Comme les règles se flexibilisent aussi chez les apprentis, les patrons pourront rompre les contrats très aisément. Pas grave, l’Éducation nationale prévoit que les apprentis peuvent redevenir élèves et, inversement, les élèves devenir apprentis à tout moment. Cela signifie que nous n’aurons plus, d’une séance à l’autre, les mêmes élèves dans la classe. Comment concevoir, dans ces conditions, un enseignement ? C’est prévu : il s’agira dorénavant de ne transmettre que des compétences. En cela l’enseignement pro a ouvert depuis quelques années la voie car la validation des diplômes se fait par compétences. Pour schématiser, on n’apprend plus à devenir plombier, on apprend à se servir d’un tournevis, à lire un schéma. En français, on va apprendre à faire une lettre de motivation, à se présenter à un employeur. Au cours d’une séance un enseignant apprend une technique transférable d’un métier à l’autre et ne développe plus la qualification professionnelle ni la culture générale. C’est l’idée de Macron quand il dit au jeune chômeur qui a suivi une formation en horticulture : « Il y a des tas de métiers, il faut y aller ! Hôtels, cafés, restaurants, je traverse la rue et je vous en trouve ».

AU SERVICE D’UNE IDEOLOGIE ULTRALIBERALE

C’est la casse de la qualification au profit des compétences. Ainsi, à un niveau de diplôme ne correspondra plus un niveau de salaire, chacun se retrouvera avec un portefeuille de compétences à négocier seul face à un employeur.
La main-d’œuvre sera donc plus docile et l’État fera des économies en sacrifiant des filières du lycée pro qui coûtent cher. Désormais n’importe qui pourra monter une formation professionnelle privée. Il suffira de déposer un dossier à France Compétence, un organisme autonome bénéficiant du statut de personnalité morale chargé d’évaluer, de certifier et de supprimer les formations. Avant, c’était une discussion entre partenaires – dont faisaient partie les syndicats, les régions et les entreprises – qui décidait des ouvertures ou fermetures de filières. Dorénavant l’arbitraire régnera au bon vouloir de France Compétence. Cela ouvre le marché juteux de la formation professionnelle et met en concurrence les formations entre elles.

En résumé, pour les enseignants, cette réforme ce sont : des enseignements qui perdent leur sens, des conditions de travail dégradées avec le stress de perdre les filières professionnelles et, du coup leur poste. Pour les élèves : un contenu dégradé, un manque de perspective pour l’avenir puisque dorénavant la possibilité de poursuivre dans le supérieur ne pourra plus être envisagée, mais ils n’auront pas la satisfaction non plus de posséder un métier, puisqu’ils n’acquièrent que des blocs de compétences et ne pourront plus se défendre sur un marché de l’emploi qui ne leur laissera que peu d’opportunités.
La violence qui est faite envers les élèves et leurs enseignants est inouïe et en cela le CHSCT Ministériel l’a bien remarqué. Dans les couloirs, on croise désormais des enseignants angoissés. Certains cherchant une reconversion, d’autres tentant de se rendre indispensables à une hiérarchie de plus en plus cynique. Quant aux élèves, certains craquent et s’en prennent de plus en plus violemment aux adultes qui les encadrent. Ainsi la violence de l’État se retourne contre soi ou les siens.

1. Paul E. Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Agone, coll. "L’ordre des choses", 2011, 456 p.
2. Loi dite "liberté de choisir son avenir professionnel".