Projet de destruction sociale et écologique : l’école à distance

lundi 15 juin 2020
par  Sud éducation 66

Karine Abauzit

Pour rendre obligatoire le travail à distance qui n’était pas prévu jusqu’alors dans nos statuts, un projet de loi vient d’être déposé le 19 mai 2020. Cet article propose d’en examiner les justifications et les conséquences pour nos conditions de travail et notre rémunération.

Les justifications fallacieuses d’une obligation de service à distance

Premier argument en préambule du projet : "Pour les universités, cela pourrait éviter des frais de logement et d’études…", la logique est claire : il s’agit de réduire l’investissement public dans les moyens matériels et humains pour permettre à tou.te.s les bacheli·er·ère·s, et notamment aux plus défavorisé·e·s, de suivre un cursus universitaire dans des conditions de présence (qu’en sera-t-il de l’accès aux BU ? aux RU ? des bourses déjà fort insuffisantes ?). Au lieu d’investir l’argent public dans des biens publics, il sera fait appel à des entreprises privées qui vendront leurs outils numériques sous licence aux universités.

Cela va engendrer une université à deux vitesses : le présentiel pour ceux qui peuvent se payer un logement dans une ville universitaire, le distanciel pour les autres. Mais aussi une invisibilisation du coût des études en distanciel  : "puisque c’est à la maison, ça coûte moins cher" — c’est sûrement vrai mais le peu de prise en charge actuelle du coût des études par la société sera reporté sur les seules familles et les économies faites par l’État (ou les dépenses au profit d’entreprises privées) seront répercutées, pour les familles les plus défavorisées, sous la forme de charges qui seront considérées comme "normales". La situation actuelle est tout sauf satisfaisante pour les étudiant·e·s extrêmement précarisé·e·s et leurs familles, mais rapatrier les étudiant·e·s chez leurs parents et faire croire que le problème financier est résolu de cette manière-là est mensonger.
Par ailleurs, comment s’émanciper et apprendre l’autonomie en restant rivé.e au foyer familial pendant toute la durée de ses études universitaires ?

Deuxième argument : "Pour les lycées et collèges, cela permettrait aux élèves de trouver sur la plateforme dédiée les cours en ligne, en vidéo, avec une interactivité avec l’enseignant sur des moments spécifiques. Dans mon département, la Corrèze, les élèves ont été dotés d’une tablette numérique pour faciliter l’accès aux nouvelles technologies. De même, la fibre optique est en train d’être déployée sur tous les territoires, ce qui facilitera cet enseignement distanciel".

Un enseignement distanciel, mais pour quoi faire ? L’interactivité avec les enseignant·e·s est bien mieux assurée en classe ! Elle est certes rendue difficile par le trop grand nombre d’élèves par classe mais le numérique ne réglera pas ce problème, bien au contraire : la "continuité pédagogique" a montré les difficultés techniques, logistiques et humaines pour établir et garder contact avec les élèves.

Et dans quelles conditions de travail à la maison pour les élèves ?
Les inégalités sont déjà grandes en présentiel, mais le cadre est au moins le même pour toutes et tous, il permet de favoriser des relations de sociabilité extra-familiales indispensables pour tou·te·s les élèves mais plus encore pour celles et ceux ayant des problèmes familiaux ou dont les logements sont de mauvaise qualité, trop petits, etc. Sans compter les inégalités d’accès à internet en terme d’équipements, de connexion et de compétences. « En 2019, plus d’un Français majeur sur cinq rencontrait des difficultés avec Internet », « 15 % des personnes de 15 ans ou plus (...) n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année 2019 », et « 38 % des usagers (...) déclarent manquer d’au moins une compétence informatique de base1 ».

Sous faire travailler plus sous contrôle avec nos propres moyens

Macron il y a peu devisait sur l’augmentation du travail des enseignant·e·s. Nous affirmons que le télétravail sera un moyen pour augmenter notre temps de travail. En effet si certain·e·s pensent que le télétravail pourra être un moyen de rester chez soi et de s’organiser à sa guise, ceux et celles-là vont vite déchanter et comprendre que télétravailler c’est juste travailler n’importe où, n’importe quand2. Et surtout sans compter car tant pour le public que pour le privé, les heures travaillées à distance ne seront plus comptées3.
Par ailleurs, le temps de travail à distance se rajoutera sans doute à des heures en présentiel comme c’est déjà le cas pendant cette période de Covid-19 pour certain·e·s. Et cela avec notre propre matériel (ordinateur, connexion, imprimante, téléphone). Pour le privé, l’ordonnance Macron vient de supprimer l’obligation aux employeurs de fournir le matériel nécessaire aux employé·e·s qui travaillent à distance.

Pour ajouter à l’horreur de cet esclavage numérique : le contrôle permanent de nos connexions, des contenus de nos cours…

Enfin cela va accroître les inégalités pour les enseignant·e·s, entre ceux et celles qui maîtrisent les outils informatiques et les autres, entre hommes et femmes par l’augmentation du travail domestique pour les mères dont l’enfant reste à la maison ou pour l’enseignante qui télétravaille.

Non au cauchemar numérique, oui à plus de moyens humains

La multiplication des écrans et l’accroissement des flux d’information sont au profit des entreprises qui les produisent et les vendent, pas des usager·ère·s et des consommateur·rice·s.
La prolifération du numérique pollue les esprits et pollue la Terre par l’extractivisme qu’elle implique, elle réduit l’autonomie individuelle en engendrant des rapports de dépendance qu’elle travestit sous la forme d’un surcroît de liberté (liberté de télécharger l’application, d’utiliser le moteur de recherche, d’acheter sans sortir de chez soi, de signer une pétition plutôt que de se rassembler et de s’organiser), elle est un moyen pour la surveillance généralisée et la docilité, comme le montre l’exemple terrible de la Chine — qui devrait nous servir de miroir grossissant —, elle sert les grands acteurs du capitalisme.

Finalement, cette loi qui prend pour partie prétexte de diminuer les charges des familles et qui permet de réduire l’investissement public dans l’éducation élude le vrai problème : le coût des études doit être pris en charge par la société, les études sont un travail, une production de richesses au bénéfice de la société, qui a besoin de personnes qualifiées. Personne ne devrait avoir à payer pour faire des études, il faudrait au contraire être payé (être nourri, logé, vêtu et soigné) pour les faire : ce n’est pas la société qui rend service aux individus en leur permettant de poursuivre des études, ce sont les individus qui par tout leur parcours d’apprentissage rendent service à la société.

Par ailleurs dépenser l’argent public alloué à l’éducation en tablettes, en ordinateurs portables, en logiciels sous licence, plutôt qu’en moyens humains et matériels permettant à toutes et tous de vivre l’école à l’école dans les conditions les meilleures, c’est sacrifier le bien public qu’est l’éducation à des intérêts qui lui sont parfaitement étrangers, et qui sont ceux de l’économie.
Moins d’élèves par classe, titularisation de tou·te·s les contractuel·le·s, mesures sociales permettant à chacun·e de manger chaque jour à sa faim : voilà les moyens de favoriser "l’interactivité".


1. "Travail, famille, Wi-fi", par Julien Brygo 
http://www.monde-diplomatique.fr/61870
2. https://blogs.mediapart.fr/richard-abauzit/blog/060520/teletravaille
3. Ibid.