Edito - Capitalisme, crises et casse de l’école
par
Christopher Pereira
Dans un récent article publié par la revue en ligne Contretemps1, Stéphane Bonnery, sociologue spécialiste des sciences de l’éducation, analyse la crise du Covid et ses répercussions sur l’Éducation nationale. Il évoque ainsi une accélération de la crise de l’école. Au-delà de ce constat que nous partageons, c’est l’accélération même des crises plus générales – écologiques, économiques, sociales – dont nous sommes à la fois les témoins et les victimes. Nous pouvons ainsi postuler que la pandémie du Covid-19 est à la fois cause et conséquence des crises à répétition du capitalisme.
En effet, dans un premier temps, l’apparition du virus est une conséquence de l’impact de l’homme sur son environnement. Pour l’anthropologue Frédéric Keck, notre mode de développement produit, depuis les années 70, les conditions propices à l’émergence de maladies infectieuses2. Il affirme ainsi que « les virus ne sont pas des entités intentionnelles visant à tuer des humains mais plutôt le signe d’un déséquilibre entre différentes espèces d’un écosystème ». Il s’agit donc, pour gérer la pandémie actuelle et les prochaines qui ne manqueront pas d’arriver, d’aborder le problème sous l’angle de l’écologie plutôt que celui d’une gestion uniquement sanitaire. C’est comme une piqûre de rappel sur les liens entre les êtres humains et la planète. Que ce soit le virus de la vache folle, la grippe aviaire ou le SARS-CoV-2, les points de départ communs sont le commerce d’animaux sauvages, certes, mais aussi l’élevage industriel. Or, ce dernier est moins motivé par les besoins en alimentation des populations que par la rémunération des actionnaires aux mains des quelques multinationales qui détiennent ces élevages.
La pandémie a eu et aura des conséquences importantes sur l’économie ainsi qu’un impact sanitaire et social grave sur les populations. Peut-on en faire l’unique responsable de la crise actuelle ? Ou bien est-elle révélatrice d’un système incapable d’y faire face car confronté à une crise en amont ? C’est bien à ce moment crucial, quand l’épidémie se développe, que l’on se rend compte que nous n’avons pas assez de masques ni assez de lits de réanimation. Or, cette situation est le fait de plusieurs décennies de politiques néolibérales de réduction des budgets au point de laisser les personnels de santé au bord de l’asphyxie. Et ce n’est pas faute d’avoir été alertés : le secteur médical a été massivement en grève pendant des mois avant l’apparition du Covid pour dénoncer leurs conditions de travail et le manque cruel de moyens. Trente ans de politique néolibérale visant une baisse de financement généralisée a laissé un hôpital exsangue alors que les cadeaux fiscaux au patronat sous forme de CICE, entre autres, se sont au contraire développés. Ce n’est pas le Covid-19 qui est responsable de la crise sanitaire, c’est le capitalisme.
Capitalisme, crise. Crise, capitalisme. Si on retrouve ces mots si souvent l’un avec l’autre, c’est que les deux notions sont ontologiquement liées. Pourquoi ? Le capitalisme, c’est la recherche sans fin du profit incitant toujours plus à produire. Or la consommation ne suit jamais complètement et un phénomène de surproduction survient nécessitant de réduire la production. C’est la crise, les fermetures d’usines, les licenciements. Ce sont les faillites, les actions qui chutent. C’est le recours aux plans de relance, aux aides de l’État pour repartir. Quelle contradiction, dans ce capitalisme qui tragiquement ne peut se détacher de ses crises inéluctables et quelle contradiction, dans ce néolibéralisme qui ne peut se passer de l’État pour survivre. Or, de la crise de 1929 à la crise économique des pays asiatiques en 1997, de l’éclatement de la bulle Internet dans les années 2000 à la crise de 2008, ce sont justement ces crises du capitalisme qui s’accélèrent.
Et l’école, dans tout ça ? Comme tout service public dans une société capitaliste et néolibérale, l’Éducation nationale est attaquée. Comme le rappelle Stéphane Bonnery, le système scolaire évolue dans une sorte de tension : « démocratisation scolaire pour satisfaire des besoins sociaux d’une part et sélection scolaire au service du patronat et du pouvoir politique d’autre part ». Or, les réformes scolaires depuis 20 ans sont justement sélectives : affaiblissement de la carte scolaire mettant en ainsi en concurrence les familles, transfert de compétences vers le privé, mise en place de la réforme du bac avec l’épreuve de grand oral et Parcoursup. Depuis longtemps, Blanquer souhaitait la mise en place du contrôle continu. La crise du Covid lui permet son passage en force favorisant la concurrence entre les établissements à long terme sur une épreuve qui cessera d’être nationale.
Tout aussi gravement, l’appel à une continuité pédagogique, coûte que coûte, révèle la vision étriquée d’un groupe de technocrates pour qui chaque enfant dispose de sa chambre, de son ordinateur, d’une connexion internet efficace, d’une imprimante-scanner et de parents disponibles pour les aider. Que tel soit le modèle de famille de nos dirigeants révèle, selon les mots de Bonnery, le profond classisme de ce gouvernement. Or, la dérive de ce télé-enseignement est dangereuse car elle permet le développement de plateformes privées de formation en ligne. En effet, la promotion des Ed-Tech est dans la droite ligne de l’idéologie politique dont est issu Blanquer. Tout porte donc à croire que l’on s’oriente vers la mise en place d’une école publique assurant un service minimal où seuls ceux qui le peuvent pourront compléter leur formation en passant par une école ou des cours privés. Pendant cette période particulière du point de vue sanitaire, il aurait fallu recruter des enseignants tout en titularisant et fonctionnarisant stagiaires et précaires pour permettre d’enseigner face à des effectifs réduits, sans oublier la médecine scolaire. Ce n’est pas le cas. Pareil pour sa politique générale. Macron maintient l’austérité quand c’est celle-ci, par l’affaiblissement des services publics, qui a rendu la société fragile face au virus.
Pour lutter contre cela, les moyens existent, à commencer par le rétablissement de l’ISF, l’abandon du CICE et la taxation des revenus financiers. Il faudrait également réinvestir massivement dans les services publics. Le gouvernement Macron annonce 100 milliards de plan de relance. Blanquer évoque 400 millions pour l’Éducation nationale, soit 0,4 % du plan. On voit très concrètement où sont les priorités. C’est d’ailleurs ce qu’en conclut Stéphane Bonnery :
« Ce n’est rien de moins que le risque de la fin de l’école publique qui est en jeu. Avec la crise COVID et la pression financière terrible qui va découler de la crise économique pour supprimer des postes, le gouvernement est ainsi poussé à accélérer ses logiques et il rencontre une opportunité historique de régler la crise de l’école par le renoncement à la démocratisation et l’imposition de l’inégalité des scolarités et des objectifs ».
Déjà en crise depuis plusieurs années du fait d’un sous-investissement chronique et d’une mauvaise gestion délibérée, la pandémie offre la possibilité au gouvernement d’accélérer le démantèlement de service public d’enseignement français. Ce n’est donc pas le Covid-19 qui est responsable de la crise de l’école, c’est le capitalisme.
1. Bonnery Stéphane, « Covid-19 et accélération de la crise de l’école. Leur projet et le nôtre. » in Contretemps, 31 mai 2020, consulté le 9 septembre 2020.
https://www.contretemps.eu/covid19-crise-ecole-blanquer/
2. Cité par Mathieu Vidard, « Les sentinelles des pandémies », L’Edito Carré, France Inter, 7 septembre 2020
https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-carre/l-edito-carre-07-septembre-2020, consulté le 7 septembre 2020.