Cachez ce nombril que je ne saurais voir !

lundi 28 mars 2022
par  Sud éducation 66

Anne-Julie Borne, Marc Anglaret

Bon nombre d’établissements scolaires ont modifié leur règlement ou du moins leurs règles vestimentaires ces dernières années. En effet, il n’est pas légal d’inscrire des règles vestimentaires dans un règlement intérieur, au-delà de la tenue correcte exigée, ce qui laisse une large marge d’interprétation mais n’autorise aucune interdiction franche. Pourtant, nombreux sont les établissements qui passent outre, au grand dam de mères ou de pères qui postent sur des groupes de parents d’ado des photos de leur fille dans la tenue qui leur a valu un coup de fil ou un déplacement pour en apporter une plus conforme.
Et oui, cela touche essentiellement les filles, qu’il s’agit de maintenir dans un giron bien-pensant au sein duquel ronronne le patriarcat. Les filles encore, d’autant qu’elles aiment souvent les vêtements et que c’est la mode du crop top et des jeans troués. En tête, caracole l’interdiction de ces vêtements (et d’autres trop courts, trop décolletés) qui laissent voir des parties du corps, le nombril, la cuisse, que l’on ne saurait montrer sans… sans quoi d’ailleurs ? Sans passer pour une… allumeuse. La fille qui montre des bouts de son corps, en miroir avec la prostituée qui racole, transgresse la morale, perturbe les garçons, se met en danger, au choix, voire tout cela en même temps. Elle n’a plus qu’à aller se rhabiller après un passage humiliant chez la CPE ou le prêt d’un vieux jogging.
Or, plutôt que coupable, cette jeune fille qui s’habille sexy, est en fait la victime d’une société qui chosifie le corps des femmes… mais là-dessus, silence à l’Éducation nationale. En effet, cette attitude qui sanctionne certaines tenues des filles maintient les garçons dans l’idée qu’une fille habillée ainsi est en tort, provoque et qu’elle en subira bien évidemment les conséquences… La possibilité du harcèlement, de l’agression, du viol n’est en effet pas bien loin derrière. Toute idée d’éducation des garçons au consentement, elle, s’est envolée au profit de ces nouvelles règles bien sages. De short qui s’arrête plus haut que tes mains le long de ton corps, tu ne mettras pas. Ton nombril on ne verra pas. Ta bretelle de soutien-gorge non plus, mais tu en mettras un ! À aucun moment on ne se dit que ces jeunes filles, qui expérimentent ces tenues, gagnent à le faire à l’école dans un contexte protégé (ou censé l’être), propice à l’échange, et où les réactions machistes des garçons, s’il y en a, peuvent être reprises par les adultes. Ne vaut-il mieux pas qu’elles en fassent l’expérience dans ce contexte que lors des premières sorties en villes, sous le seul regard, non pas d’adolescents de leur âge, mais d’hommes dont certains peuvent être de vrais prédateurs ? Le problème n’est pas la tenue des filles, c’est l’absence d’éducation des garçons. Éduquer un·e enfant, un·e adolescent·e, c’est lui apprendre, entre autres choses, à faire avec sa frustration, lui apprendre l’inhibition de nombre de ses désirs, ou en tout cas de leur manifestation extérieure. En l’occurrence, il s’agit ici d’apprendre aux garçons (et aux hommes !) à garder pour eux leurs réactions libidinales à la vue d’un début de cuisse ou d’un décolleté.
Enfin, se niche là aussi une drôle de contradiction entre toutes ces interdictions concernant la tenue des filles et l’égalité fille-garçon, grande cause du ministère (soutenue par la nomination de référents égalité, l’organisation de la semaine de l’égalité en octobre, etc.). Quelle égalité quand les filles doivent s’adapter, encore et toujours, aux normes qui viennent du regard que les garçons et les hommes portent sur elles ?

La tenue des filles est la voiture-bélier de la tenue vestimentaire à l’école, mais s’en tenir là serait incomplet et injuste pour certains établissements qui ont voulu mettre l’égalité au centre de leurs règles vestimentaires et interdit, pour tous, les shorts et les débardeurs. Et dans un même élan, pour les garçons, interdit les tenues trop sportives comme ces ensembles shorts tee-shirts à l’effigie d’une équipe, tenues souvent achetées pour trois fois rien sur un marché, et qui habillent en deux-deux toute la fratrie aux beaux jours. Il y a là un autre phénomène qui sévit et qui n’a rien à voir avec l’égalité femme-homme. C’est un phénomène de classe. On ne s’habille pas beauf’ à l’école, ni rebelle, on se fond dans la masse. Pas de coupe de cheveux étrange, ni de couleurs trop voyantes, associées à un esprit de révolte. Les élèves doivent se préparer au marché du travail et aux fameux entretiens d’embauche. Ne suffirait-il pas de leur apprendre le principe de la tenue adaptée à la situation ? Par contre, le tee-shirt Nike des petits enfants chinois, pas de problème, il est sport aussi, mais il est cher ! Même si on sait dans quelles conditions il est produit. Et celui qui sera ouvrier, a-t-il le droit de venir en bleu de travail ? Non, car l’école vise le meilleur pour chacun·e et certains rêvent, dans cette ligne, de l’uniforme avec chemise et pantalon chic. Et ainsi ces tenues de pauvre, ces tenues de marginal deviennent synonymes de l’échec des élèves… échec du système en réalité. On enseigne, on éduque, on transmet des valeurs et sans filtre, inconsciemment, celles de notre classe sociale… Le léopard c’est moche et hop ! On interdit. Entendu en salle des profs. Véridique !
Restent les limites fixées par la loi et les valeurs que l’on défend. Le sweat pointant un revolver qui vise à bout portant pose problème quand on enseigne la non-violence, le tee-shirt sexiste ou raciste bien sûr, les signes religieux dits « ostentatoires »… La tenue très sexy certes peut être sujet de discussion. À condition de ne pas le faire n’importe comment. Par exemple, un prof dit à une élève de quatrième en crop top : « La prochaine fois, tant qu’à faire, viens en maillot de bain ! » La fille est humiliée et définitivement braquée. L’insulte, la moquerie, qui sont des outils de domination, gagneraient à être mises au rencard dans un vieux débarras de l’Éducation nationale.

Ainsi, on a largement de quoi faire si l’on veut éduquer sans poser des interdictions qui vont se retourner contre les valeurs que l’on veut transmettre. Quelle que soit la tenue d’une fille, le respect lui est dû et c’est elle qui décide de ce qu’elle fait de son corps. Le bon goût, quant à lui, est tout relatif, il n’est pas le même à Millas, Perpignan, Montpellier, Paris, New-York… évitons de nous y fourvoyer. Un prof sait reconnaître à toutes sortes de signes un·e élève qui fait preuve d’insolence ou qui vient pour s’amuser. La tenue vestimentaire ne change rien à l’affaire. Surtout, ne gagnerait-on pas à laisser les élèves se construire en s’habillant comme ils aiment, en les faisant réfléchir à ce que la tenue renvoie comme image, aux clichés que l’on veut casser, à ces modes et ces marques qui formatent leurs désirs ? Il s’agirait de se mettre d’abord au clair quant aux sujets sur lesquels nous voulons nous battre pour ouvrir le dialogue plutôt que d’interdire de nombreuses tenues, interdictions qui envoient des signaux réactionnaires. Notre rôle d’éducateur ne se joue pas dans la transmission d’un conformisme bon teint, ni dans la volonté d’uniformisation des mentalités, mais plutôt dans l’épanouissement et l’émancipation d’une personnalité unique, originale et dans le développement d’un esprit critique. Dans nos classes, il y a de futurs sculpteurs, peintres, comédiens, ouvriers, sportifs, pas que des employés de bureaux ou des commerciaux, de futures musiciennes, circassiennes, publicitaires, agricultrices, pas que des caissières et des ingénieures.
Plutôt que de nous battre contre les tenues de nos élèves, notre rôle n’est-il pas de les aider à s’accepter tels qu’ils sont ? Encore faudrait-il que les profs et les personnels se sentent eux aussi autorisés à se montrer tels qu’ils sont, ce qui aiderait les élèves à exister dans leur diversité ! Ainsi le masque, si contraignant et surtout si déshumanisant, se porte parfois comme un symbole quand il est arc-en-ciel ou pour un homme tout simplement rose. Merci aux adultes qui aident nos élèves à s’ouvrir ou à trouver leur place !
Au moment où même Blanquer demande que l’on accepte le changement de prénom des élèves trans, préparons-nous à accueillir sans ciller des élèves non-binaires, intersexes, des élèves transgenres avec la tenue qui va avec, signe d’une recherche et d’un adulte en construction. Acceptera-t-on un garçon en jupe ou en robe ? Ou les yeux maquillés ? Une fille en jupe mais les jambes non épilées ? Échapperont-ils, échapperont-elles à la moquerie des élèves… et des profs ?
Si nous sommes un peu convaincus, nous avons un travail à faire dans nos établissements pour porter un autre point de vue, convaincre les collègues et constituer d’abord un petit groupe prêt à intervenir auprès des CPE et de la direction pour échanger des arguments en demandant un rendez-vous ou en profitant des réunions, des CA pour intervenir. Des parents sont à rallier aussi. Des élèves elles-mêmes se mobilisent, comme en témoigne le mouvement du 14 septembre 2020 qui a appelé les jeunes filles à venir vêtues dans des tenues « provocantes » interdites. Ainsi, un établissement parti sur un règlement très strict, peut très vite faire marche arrière en toute sérénité face à de bons arguments. Cela s’est vu… Forza !