PUTSCH À LA MATERNELLE

jeudi 12 juin 2008
par  Sud éducation 66

Par André Ouzoulias (professeur à l’IUFM de Versailles, université de Cergy-Pontoise, spécialiste des difficultés dans l’apprentissage de la lecture)
Libération : vendredi 28 mars 2008

« Véritable révolution culturelle », a dit le ministre de l’Education nationale, M. Darcos, en présentant son projet de programme pour l’école primaire. Formule justifiée, hélas, si l’on examine par exemple l’enseignement du déchiffrage. Désormais, celui-ci ne commencera plus à la grande école, au cours préparatoire, mais à 5 ans, dès la section des grands en maternelle. Selon ce projet, les enfants devront être « capables de mettre en relation les sons et les lettres et de faire correspondre avec exactitude lettre et son, en particulier les voyelles a, e, i, o, u, é et les consonnes f, s, ch, v, z, j, p, t, c (= k), b, d, g (dur), l, m, n et r ». Ainsi devront-ils savoir lire des phrases comme : Eric a vu Victor, le joli bébé de Madame Frigola. Il l’a lavé sur le lavabo. Il l’a séché sur le canapé… C’est-à-dire aussi bien que présentement en mars au CP. Brutale rupture avec une tradition qui remonte à Jules Ferry, mais aussi première mondiale ! « Pure folie », écrit Roland Goigoux, un des meilleurs spécialistes du domaine.

En 2006, M. Robien a signé un arrêté qui rappelait la nécessité d’enseigner les « relations entre lettres et sons dès le début du CP ». Son successeur ne s’en satisfait pas. Voici qu’il en fait l’objectif de la maternelle à 5 ans, dès la rentrée 2008, sans expérimentation préalable. Comment M. Darcos peut-il croire que l’école sera ainsi plus efficace ? Certes, dans la plupart des maternelles, on trouvera un quart d’enfants pour entrer dans cet apprentissage précoce, le plus souvent des enfants nés en début d’année. Les enseignants les doteront de manuels et cahiers d’exercices semblables à ceux du CP. Mais que feront-ils pour les autres, qui ne seront pas prêts à faire un CP anticipé ? Quel temps pourront-ils leur consacrer s’ils s’investissent prioritairement auprès des élèves qui parviendront à suivre cet enseignement exigeant ? Il est malheureusement prévisible que l’inadaptation d’une telle pédagogie aux besoins des enfants de 5 ans engendrera difficultés et échecs, angoisses et phobies.

Quant aux activités préparatoires, amorcées jusque-là en grande section, elles sont avancées d’un an ! Et il est dit que les enfants de 4 ans devront « prononcer correctement les voyelles et quelques consonnes : p, t, c (= k), f, s, ch, m, r (les erreurs systématiques et persistantes de prononciation motiveront une orientation vers une consultation médicale) ». Le plus grave est la méconnaissance que traduit la parenthèse : les auteurs ignorent que certains enfants achèvent l’acquisition de l’articulation de divers « sons » vers 6 ans (les uns zozotent, d’autres ont encore du mal à prononcer les « ch » ou les « j », ou distinguent mal les voyelles « an » et « on »…). On est curieux de connaître l’avis du ministère de la Santé. Accepte-t-il une explosion des consultations d’orthophonie (remboursées par la Sécurité sociale) ? M. Darcos justifie cette révolution par les évaluations internationales et la baisse des résultats qu’elles révéleraient pour la France. Pourtant, ils nous situent au-dessus de la moyenne et la baisse par rapport aux précédentes évaluations est insignifiante. Mais précisons aussi que des chercheurs, dont la rigueur est incontestable, ont relativisé les interprétations qui en ont été données. Ainsi, Liliane Sprenger-Charolles (université René-Descartes) a relevé de sérieux biais (par exemple, dans l’échantillon, les élèves français ont 8 mois de moins que ceux des autres pays). Au point qu’il se pourrait que nos élèves soient en progrès !

On sait bien, en fait, qui a poussé à cette aventure, à ce véritable putsch pédagogique. Le ministre en a avalisé le plan en novembre 2007, lors d’un séminaire de militants des groupes « antipédagogistes » (SLECC, Grip, « Sauver les lettres », etc.), dont l’un des plus radicaux qualifiait récemment les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) de « chancre, tumeur dont il faut se débarrasser ». La journée a été conclue en indiquant que « la grande section devra devenir un CP1 ». Nous y sommes. Dans les suites qu’il a données à la demande formulée par M. Sarkozy que chaque élève de CM2 porte la mémoire d’un enfant juif victime de la Shoah, M. Darcos a montré son sens des responsabilités. S’il prend en compte, ici aussi, l’intérêt des enfants, il doit s’abstenir d’imposer la révolution d’en haut que les « antipédagogistes » lui demandent de décréter. Il lui suffit de conserver les textes publiés en avril 2007 par M. Robien, qu’on ne peut pas soupçonner d’avoir voulu retarder l’enseignement du déchiffrage.

Mais cela ne réglerait pas tout. Ce volet est emblématique d’une réforme que Xavier Darcos s’apprête à parapher, enterrant au passage le « socle commun de connaissances et de compétences », voulu par François Fillon et promulgué il y a un an. Au point que deux anciens ministres, Jack Lang et Luc Ferry, ont joint leur plume pour dénoncer la méthode d’écriture de ce projet, dont l’Inspection générale a été exclue, et sa logique qu’ils qualifient de « populisme scolaire », et pour demander « qu’on ne sacrifie pas l’intérêt des enfants et des professeurs à des motifs de pure tactique politicienne ». M. Darcos honorerait le métier d’enseignant qui est le sien et l’héritage de Jules Ferry dont il se revendique s’il entendait la demande que lui font professionnels, chercheurs et parents ainsi que ses deux anciens collègues : annoncer l’annulation pure et simple de ce projet et prendre le temps d’une concertation sérieuse pour dessiner les voies d’une école plus efficace.

Dernier ouvrage paru : Favoriser la réussite en lecture : les Maclé (modules d’approfondissement des compétences en lecture-écriture), Retz.