LES CHIBANIS DE PERPIGNAN : QUAND LA LUTTE COLLECTIVE COMMENCE À PORTER SES FRUITS

dimanche 18 mars 2012
par  Sud éducation 66

Par Anne-Julie Borne

Qu’est-ce qui fait qu’une lutte prend, qu’elle se met à gagner ? Difficile à analyser. Mais, dans ces temps rigoureux me vient l’envie de raconter un bout d’histoire « chibanie »… un bout de notre histoire, celle de nos vieux messieurs maghrébins arrivés en France pendant les Trente Glorieuses, alors que le pays avait besoin de bras. Ils sont d’ici et d’en face… ni d’ici, ni d’en face… victimes d’une injustice de plus, légale au premier abord et très circonscrite, de celles qui tordent bien le ventre et qui donnent envie de se révolter !

Depuis des mois, à Perpignan, une vingtaine de vieux immigrés retraités, les chibanis (« cheveux blancs » en arabe dialectal), se battent pour le rétablissement de leurs droits sociaux. Ces maigres subsides leur ont été coupés brutalement par l’administration qui les considère comme fraudeurs pour avoir enfreint l’obligation de résider en France plus de 8 mois par an. Depuis des mois, jusqu’à deux ans pour certains, ils vivaient avec rien ou presque. Depuis des mois le collectif « S.O.S. chibanis » soutenu par des associations, des syndicats, des partis politiques multiplie les réunions, les actions de soutien, de montage de dossiers et de communication, les rassemblements et les manifestations. Tout récemment, début 2012, les versements du minimum vieillesse ont repris pour quelques-uns d’entre eux et les dossiers sont en cours de traitement pour les autres. Une première victoire ! Mais la caisse de retraite exige le remboursement de sommes impressionnantes à l’échelle de leurs revenus. Surtout, la liberté de circulation de ces vieux migrants est toujours bafouée par la loi !

Ce 22 février 2012, le rendez-vous donné à 7h45 place Jean Moulin, le car, les sacs avec pique-nique, les mines réjouies des uns et des autres, la mer vue du bus, la pause sur une aire d’autoroute : on dirait un départ en vacances. 40 personnes, moitié chibanis, moitié soutiens sont en route pour la CARSAT (Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé Au Travail) de Montpellier. Le directeur, apprenant la balade par la bande, a téléphoné pour donner rendez-vous. Il attend sur place devant l’entrée, bien gardée. Un tout nouveau collectif de Montpellier est là aussi avec de nombreux autres chibanis. Il y a les médias. Des jeunes du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) lancent des slogans pour la justice et la dignité de ces retraités.

C’est le deuxième voyage ici. Après des mois de tentatives de contact infructueuses, le 20 juin 2011, le collectif avait manifesté et occupé la CPAM (Caisse Primaire d’Assurance Maladie) voisine de la CARSAT pour arracher un rendez-vous. Le principe de la reprise des versements de l’ASPA (allocation de solidarité qui vient compléter la pension de retraite à hauteur de 740 euros) pour tous les chibanis du collectif de Perpignan avait alors été acté. Après le rétablissement de leur droit à l’APL (allocation logement), la victoire est en marche ! Mais cela traîne… Le collectif organise alors deux actions à la CARSAT de Perpignan le 9 novembre et le 11 janvier pour se rappeler à l’administration…

Aujourd’hui, il s’agit de défendre les 7 chibanis qui attendent encore la reprise des versements. Lors de l’audience, la CARSAT s’engage à régler la situation dans les semaines à venir et à faire bénéficier le collectif 34 du traitement spécifique et prioritaire des dossiers qu’ils présenteront. Reste le gros morceau sur lequel l’organisme ne recule pas : la question de la soi-disant « dette » des chibanis ! Il s’agit de sommes versées et considérées comme indues. La CARSAT en exige le remboursement.

Cela mérite quelques explications. En effet, si le temps passé hors de France par ces migrants (dont la famille est presque toujours au pays d’origine) était supérieur à 4 mois (6 mois depuis janvier 2012), ils sont considérés comme « non résidents » et la quasi-totalité de leur droits sociaux en matière de minimum vieillesse, d’aide au logement, ou de protection maladie leur sont supprimés. Cela se produit souvent sans que la décision ne leur soit notifiée... et sans que quiconque se soit assuré au préalable que ces vieux messieurs aient eu connaissance de la loi. Peu importe que la police marocaine fasse des erreurs sur les dates d’entrée et de sortie du pays. Peu importe aussi que les conditions dans lesquelles s’opèrent les contrôles effectués par les organismes soient souvent discriminatoires et entachées d’illégalité. La HALDE l’a dénoncé dans une délibération prise à la suite d’un contrôle par une CAF (caisse d’allocation familiale) dans un foyer de travailleurs migrants. En effet, ils ciblent des foyers de travailleurs immigrés et se caractérisent par des exigences illégales des contrôleurs.

À la suite de ces opérations, à Perpignan, l’administration a frappé dur ! Il y a eu la suspension des allocations, déjà évoquée. Un an en moyenne, jusqu’à deux ans et 3 mois passés à survivre avec une minuscule pension de retraite (entre 20 et 300 euros). Puis il y a eu les poursuites pour fraude devant des juridictions pénales. Et enfin, il y a le redressement jusqu’à 24 000 euros pour l’un d’eux, 15 000 euros en moyenne. Des dizaines d’années d’échéancier… à prélever sur un revenu déjà misérable. On ponctionne dès que possible. Par exemple, les prestations dues au titre de 2011 (et dont le remboursement avait été promis en juin par la CARSAT) sont confisquées pour éponger « la dette ». Le collectif continue de se battre pour son annulation.

Devant la CARSAT, une journaliste demande à l’un d’eux, originaire du sud du Maroc comment il vit. Comme un clochard – c’est le mot qu’il choisit – grâce à l’aide alimentaire du Secours populaire. Que ressent-il ? Silence… de l’injustice… d’être traité ainsi par l’État après avoir été maltraité par les patrons. Cela fait trois ans qu’il n’est pas rentré au Maroc où vivent sa femme et toute sa famille. Il a 80 ans. Il a travaillé durement la plus grande part de sa vie en France, pour des employeurs peu scrupuleux qui n’ont pas payé les cotisations. Et c’est donc lui le fraudeur ? C’est dur à avaler !

Si ces pratiques contestables de contrôle se généralisent dans de nombreuses villes, les associations de soutien aux travailleurs immigrés (GISTI, FASTI) alertent sur un nouveau piège. Quand les migrants âgés vont renouveler leur carte de séjour de dix ans, on leur propose une « carte retraité » qui leur permet de voyager sans limite de durée. Mais ils perdent la plupart de leurs droits sociaux, dont la couverture sociale, et ne pourront avoir des soins sur le sol français qu’en situation d’urgence.

Heureusement la lutte des chibanis, partie de Toulouse, s’étend. Mais elle ne sera victorieuse que le jour où ces retraités auront acquis la reconnaissance du droit d’aller et venir en liberté avec le maintien de leurs droits sociaux. Pour cela, il faut obtenir la modification du cadre juridique. Le directeur de la CARSAT n’ a pas peur de l’énoncer : il restera dans le cadre de la loi ! Pendant ce temps, devant le bâtiment, un sourire vient à un vieux migrant qui reprend timidement le slogan « justice pour les chibanis ! ». Et ses yeux se remplissent de larmes. Cette lutte ne peut attendre. Certains sont déjà morts, d’autres sont rentrés poussés par la misère. Beaucoup sont très âgés ! Il y a urgence : liberté de circulation et d’installation pour les chibanis ! Liberté de circulation et d’installation pour tous les êtres humains !